17 mars 2013

Comment nous lisons les romans

Notre esprit travaille énormément lorsque nous sommes plongés dans un roman.

Orhan Pamuk, récipiendaire du Prix Nobel de littérature 2006, a donné une série de conférences sur sa vision de la littérature à l’université Harvard en 2010. Ces interventions ont été regroupées et publiées sous le titre Le romancier naïf et le romancier sentimental. L’ensemble de ses propos constitue une introduction à la littérature.

Attardons-nous à sa première conférence intitulée Ce que fait notre esprit lorsque nous lisons. Au milieu de son exposé, le conférencier explique pourquoi il a emprunté le titre de son recueil à Friedrich Schiller. Dans son essai De la poésie naïve et sentimentale, le poète allemand fait la distinction entre l’écrivain naïf qui écrit spontanément en s’identifiant à la nature et l’écrivain sentimental, réflexif et tourmenté qui se préoccupe de méthodes et de techniques d’écriture.

Dans la partie initiale de sa conférence, Pamuk raconte ses expériences de lecture. Il donne quelques exemples (voir extraits ci-dessous) :

- Léon Tolstoï, Guerre et paix : la description de Pierre en train d’observer la bataille de Borodino est une sorte de modèle de lecture d’un roman;

- Léon Tolstoï, Anna Karénine, considéré comme le plus grand roman de tous les temps : le retour de nuit en train peut être vu comme un regard par la fenêtre;

- Stendhal, Le Rouge et le Noir : comme beaucoup de roman, celui-ci débute par un tableau, un paysage; par ailleurs, le portrait du maire permet de voir le monde à travers le regard d’un protagoniste.

Dans la troisième partie de sa conférence, Pamuk présente les opérations concomitantes se déroulant pendant la lecture d’un roman :

1° suivre le récit
2° transformer les mots en images
3° croire en des idées contradictoires
4° apporter un enseignement valable sur la réalité
5° évaluer le style
6° porter des jugements moraux
7° se rendre complice de l’auteur
8° mémoriser tous les détails
9° rechercher le centre secret réel ou imaginaire.

Le conférencier développe longuement cette dernière opération qui est au cœur de ses autres exposés :

Le vaste paysage dans lequel nous évoluons nous mènera à l’écrivain, à l’idée de fiction de la fictionnalisé, aux personnages dans les romans, à l’intrigue, à la question du temps, aux objets, à l’acte de voir, aux musées et dans d’autres lieux que nous ne pouvons pas encore prévoir – peut-être justement comme dans un vrai roman.

Les textes des conférences sont suivis d’un épilogue qui relate la genèse de leur composition.

J’ai bien aimé les propos de l’auteur du célèbre Mon nom est Rouge. Pamuk indique qu’il a lu et relu Le Livre des rois de Ferdowsî pendant la rédaction de ce roman.

Extraits

[ 1 ] Léon Tolstoï, Guerre et paix

Pierre gravit la colline dont le docteur lui avait parlé. Il était onze heures du matin ; le soleil éclairait presque d’aplomb, à travers l’air pur et serein, l’immense panorama du terrain accidenté qui se déroulait en amphithéâtre sous ses yeux. Sur sa gauche montait en serpentant la grand’route de Smolensk, qui traversait un village avec son église blanche, couché à cinq cents pas en avant au pied du mamelon : c’était Borodino ! Un peu plus loin, la route franchissait un pont, et continuait à s’élever jusqu’au village de Valouïew, à cinq ou six verstes de distance ; au-delà de ce village, occupé en ce moment par Napoléon, elle disparaissait dans un bois épais qui se dessinait à l’horizon : au milieu de ce massif de bouleaux et de sapins brillaient au soleil une croix dorée et le clocher du couvent de Kolotski. Dans ce lointain bleuâtre, à gauche et à droite de la forêt et du chemin, on distinguait la fumée des feux de bivouac et les masses confuses de nos troupes et des troupes ennemies. À droite, le long des rivières Kolotcha et Moskva, le pays accidenté offrait à l’œil une succession de collines et de replis de terrain, au fond desquels on apercevait au loin les villages de Besoukhow et de Zakharino, à gauche d’immenses champs de blé, et les restes fumants du village de Séménovski.

[ 2 ] Tolstoï, Anna Karénine

Anna […] sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout d’abord, il lui fut difficile de lire ; on allait et venait autour d’elle ; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce qui se passait au-dehors ; la neige qui battait les vitres, le conducteur qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage qui s’entretenaient de la tempête qu’il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce fut plus monotone ensuite ; toujours les mêmes secousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix ; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce qu’elle lisait. Annouchka sommeillait déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains couvertes de gants, dont l’un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce qu’elle lisait, mais la lecture, c’est-à-dire le fait de s’intéresser à la vie d’autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre par elle-même. L’héroïne de son roman soignait des malades : elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade ; un membre du Parlement tenait un discours : elle aurait voulu le prononcer à sa place ; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace : elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience.

[ 3 ] Stendhal, Le Rouge et le Noir

La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’étendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.

Verrières est abrité du côté du nord par une haute montagne, c’est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d’octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois, c’est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C’est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l’on doit l’aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières.

[…]

À son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité : on trouve même, au premier aspect, qu’elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit.

Références

Pamuk, Orhan. – Le romancier naïf et le romancier sentimental. – Traduit de l’anglais par Stéphanie Levet. – Paris : Gallimard, 2012. – 179p. – (Arcades). – ISBN 978-2-07-013519-6. – Bibliothèques de Montréal et BAnQ : 894.3543 P186r 2012. – [Citations, p. 19 et 33].

Le premier extrait provient de Wikisource. Les extraits suivants proviennent de La Bibliothèque électronique du Québec de Jean-Yves Dupuis.

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