09 mai 2013

La fabrique de l’homme endetté

Le sociologue et philosophe Maurizio Lazzarato décortique le phénomène mondial de la dette dans son essai sur la condition néolibérale.

L’opuscule compte trois chapitres précédés d’un avertissement et suivis d’une conclusion : Appréhender la dette comme fondement social, La généalogie de la dette, L’emprise de la dette dans le néolibéralisme.

L’auteur esquisse ses thèmes dans son avertissement : la présente lutte des classes autour de la dette, la relation créancier-débiteur, les désillusions économiques et politiques, l’émergence de la figure subjective de l’homme endetté, les responsables des crises financières, les visés du programme néolibéral.

Dans le premier chapitre, l’auteur explique l’endettement de l’Unedic (assurance chômage), des collectivités locales et de l’État français auprès des marchés financiers. Il parle aussi de la consommation de masse qui établit un rapport créancier-débiteur. Dans un deuxième temps, Lazzarato explique comment le « coup de 1979 » par la Fed a créé l’économie de la dette, celle-ci devenant le moteur économique et subjectif de l’économie contemporaine. Il s’ensuit une moralisation des personnes et des États endettés, une moralisation concomitante à des rapports sociaux déséquilibrés.

Le deuxième chapitre porte sur la généalogie de la dette et du débiteur, c’est-à-dire sur la relation créancier-débiteur. Il est constitué d’analyses de textes de Nietzsche (dette et subjectivité), Marx (crédit), James et Benjamin (agir et confiance), Deleuze et Guattari (historique de la dette, monnaie, liens entre l’économique et le politique).

Quatre facettes sont développées dans le troisième chapitre. Lazzarato répond d’abord à cette question : « Comment la dette, à partir des années 1970, a-t-elle reconfiguré le pouvoir souverain, le pouvoir disciplinaire et le pouvoir biopolitique ? »

Il poursuit son exposé en traitant de la gouvernementalité du néolibéralisme. Avant d’aborder la crise des crédits à risque et la crise de la dette souveraine, il circonscrit ainsi le capitalisme :

« Le capitalisme n’est pas une structure ou un système : il s’élabore, se transforme, s’organise, se dote de procédures plus ou moins ajustées, selon les impératifs de l’exploitation et de la domination. Le pourvoir du capitalisme, comme le monde qu’il veut maîtriser et s’approprier, est toujours en train de se faire. […] C’est donc toujours pragmatiquement et historiquement qu’il faut s’interroger sur la fonction des différentes relations de pouvoir en se demandant non pas ce qu’est le capitalisme, mais comment il fonctionne à partir de la lutte de classe […]. » (p. 83 et 84)

L’auteur explique ensuite les relations entre l’économie de la dette et le monde social : la fonction transformée de l’État-providence, le processus de contrôle et de production de la subjectivité, les techniques de subjectivation de la dette, le concept de l’évaluation publique et l’assujettissement machinique.

La dernière partie du chapitre porte sur l’antiproduction et l’antidémocratie, deux dimensions, manifestations et aboutissements du néolibéralisme illustrés d’une façon magistrale et dénoncés d’une manière péremptoire. Le capitalisme contemporain est indissociable de la destruction, tout comme le chantage est désormais le mode de gouvernement.

Lazzarato commence sa conclusion par une question essentielle : à quelles conditions pouvons-nous réactiver une lutte de classe que l’initiative capitaliste a complètement déplacée sur le terrain « abstrait » et « déterritorialisé » de la dette? Pour combattre la catastrophe néolibérale, l’auteur préconise une lutte transversale hors l’État-nation et l’abandon de toute culpabilité en vue d’annuler la dette.

L’ouvrage ne contient pas de bibliographie ni d’index. À défaut de ces références, de nombreuses notes sont insérées en bas de page (auteurs et textes cités) :

- M. Aglietta et A. Orléan, La monnaie entre violence et confiance, 2002
- G. Ardent, Histoire financière de l’Antiquité à nos jours, 1976
- U. Beck, La société du risque mondialisé, 2011
- W. Benjamin, Expérience et pauvreté, 2003
- G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, 1968
- G. Deleuze, Pourparlers, 1990
- G. Deleuze et F. Guattiri, L’Anti-Œdipe, 1972
- G. Deleuze, Cours, 1972 et 1973
- G. Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990
- G. Dumenil et D. Léry, La finance capitaliste, 2006
- M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, 2011
- M. Foucault, Naissance de la biopolitique, 1978-1979
- M. Foucault, Sécurité, territoire, population, 2004
- A. J. Haesler, Sociologie de l’argent et postmodernité, 1995
- W. James, La volonté de croire, 2005
- D. Kessler, L’avenir de la protection sociale, 1999
- J. Le Goff, La bourse ou la vie, 1986
- V. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916
- B. Mannig, Best Seller, Credit Card Nation, 2000
- B. Mannig, Living with Debt, 2005
- C. Marazzi, Finanza bruciata, 2009
- K. Marx, Crédit et banque, 1844
- K. Marx, Le capital, 1867
- E. M. Mouhoud et D. Plihon, Le savoir et la finance, 2009
- F. Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887
- A. Orléan, Le pouvoir de la finance, 1999

Contexte

J’ai décidé de parcourir ce livre après avoir lu deux réflexions de Gabriel Nadeau-Dubois, figure de proue du mémorable Printemps québécois.

- Dans sa réflexion personnelle sur le mouvement étudiant, Les jeunes d’aujourd’hui (juillet 2012), le porte-parole explique très bien comment la hausse des frais de scolarité décrétée par le gouvernement fut l’étincelle de la mobilisation étudiante. Il dénonce ensuite le but de cette mesure visant l’endettement des étudiants :

« J’ai l’impression qu’aux sources de la révolte étudiante du printemps 2012, il y a un refus profond de cette tentative disciplinaire. J’ai le sentiment qu’il y a, chez ma génération, un rejet de prendre part à la course à laquelle on voudrait bien nous faire participer. » (p. 219)

* Les jeunes d’aujourd’hui (présentation)

- Un an plus tard, le 12 avril 2013, au premier colloque universitaire sur le Printemps québécois, le jeune militant aborde de nouveau le sujet de l’endettement :

« La fabrique de l'étudiant endetté : La hausse des frais de scolarité en tant que dispositif disciplinaire néolibéral

« Le discours de la droite en faveur de l'augmentation des frais de scolarité tourne autour d'un argument central : les coûts de l'éducation supérieure représenteraient, pour l'étudiant, un investissement – à très haut rendement – sur son « capital humain ». Cette idée du « billet de loterie toujours gagnant », pour reprendre les mots d'un chercheur de l'Institut économique de Montréal, sert surtout de légitimation à l'endettement étudiant qui, on le sait, constitue le premier effet d'une hausse des frais de scolarité universitaires. Cette théorie – au-delà son caractère réducteur et abrutissant – prend ainsi la forme d'une prophétie autoréalisatrice : les conséquences des mesures qu'elle sert à défendre tendent en effet à réduire l'éducation à un investissement individuel. Dans la foulée des travaux de Christian Laval et de Maurizio Lazzarato, nous nous proposons donc d'analyser la hausse des frais de scolarité, et l'endettement qui en résulte, comme un processus disciplinaire visant à fabriquer ce que Laval conceptualise comme le nouveau « sujet entrepreneurial ». Comme le disait Hannah Arendt, « le problème ce n'est pas que les théories sont fausses, c'est qu'elles peuvent devenir vraies ».

* Un an après (UQAC)

Référence

Lazzarato, Maurizio. – La fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale. – Paris : Éditions Amsterdam, 2011. – 124p. – ISBN 978-2-35480-096-3. – Bibliothèques de Montréal et BAnQ : 336.34 L432f 2011.

Version électronique gratuite (Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale, CIP-IDF, 7 décembre 2012)

Sur la Toile

La fabrique de l'homme endetté (Entrevue avec Maurizio Lazzarato / François Noudelmann, France culture, 1er septembre 2011, 9 min)

"La Fabrique de l'homme endetté", de Maurizio Lazzarato (Philippe Arnaud, Le Monde économique, 26 septembre 2012)

« Créditez, créditez, il en restera toujours quelque chose » (Éric Pineault, Liberté, Numéro 299, printemps 2013, Pages 45) – [Les abonnés à BAnQ ont accès gratuitement à la base de données Érudit où ce texte est reproduit].

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