14 juin 2015

Le nouvel impérialisme (David Harvey)

Les enjeux actuels sont importants et nous avons besoin d’un débat ouvert pour comprendre où nous en sommes et comment nous pourrions aller de l’avant.

Au-delà de l’actualité internationale, souvent chaotique et difficilement compréhensible, David Harvey propose un cadre général de réflexion «assez fort pour survivre aux aléas et incertitudes des événements à venir». Il énonce son but et précise ainsi sa méthodologie: «Mon objectif est d’examiner le cours actuel du capitalisme mondial et le rôle qu’y joue le "nouvel" impérialisme. J’aborderai ces questions à partir d’une perspective de longue durée et à travers le prisme de ce que j’appelle le matérialisme historico-géographique.»

Intitulée Les habits neufs de l’impérialisme, la préface de Jean Batou précède les cinq parties de l’ouvrage: Une affaire de pétrole, Comment les États-Unis sont montés en puissance, Le capital entravé, Accumulation par dépossession, Du consentement à la coercition. Il n’y a pas de bibliographie, mais plusieurs notes en bas de page réfèrent à différents auteurs, dont la philosophe Hannah Arendt et le sociologue Giovanni Arrighi.

Préface

Jean Batou (professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Lausanne) spécifie le contexte de la publication de ce livre: la reprise de trois conférences de David Harvey données à l’Université Oxford et 2003, juste avant la journée de manifestation mondiale du 15 février contre la guerre en Irak (toute proportion gardée, la plus imposante manifestation s’est déroulée à Montréal) et peu de temps avant l’offensive militaire américaine contre le peuple irakien (20 mars). Il poursuit son exposé en présentant la démarche suivie par David Harvey (professeur de géographie à Université de la ville de New-York), tout en précisant le contenu des différents chapitres de l’ouvrage.

1. - Une affaire de pétrole

La première partie porte sur la guerre des États-Unis d’Amérique contre l’Irak: les précédents (coups d’État contre les régimes démocratiques de Mossadegh, en 1953, Allende, en 1973, et Chavez, en 2002), les prétextes invoqués (instauration d’un régime démocratique, problème des armes de destruction massive, méchanceté du dictateur), la tactique de diversion suscitée par la situation intérieure critique des États-Unis d’Amérique (récession, chômage, scandales financiers, inégalités sociales, climat de violence), le néoconservatisme de l’équipe de Bush (imposé aux citoyens américains face à l’ennemi extérieur). La seconde partie porte sur l’enjeu pétrolier qui doit être envisagé et subordonné à celui du contrôle global du Moyen-Orient visé par les États-Unis d’Amérique depuis la Seconde Guerre mondiale: le soutien à la guerre de l’Irak contre l’Iran, la présence militaire directe dans la région, la rareté progressive des réserves pétrolières, l’ambition de contrôler effectivement l’économie mondiale au cours des prochaines décennies.

2. - La puissance américaine

L’auteur distingue en premier lieu les différences entre les logiques territoriale et capitaliste du pouvoir en vue d’une «analyse de l’impérialisme capitaliste en termes d’intersection entre ces deux logiques de pouvoir distinctes mais entremêlées». Deux modalités d’hégémonie (favorisant l’accumulation illimitée du capital à l’échelle mondiale) sont ensuite spécifiées: le leadership (consensus) et la coercition (domination). Selon l’auteur, le régime capitaliste repose sur trois bases matérielles: l’argent, les capacités productives et la puissance militaire. Par ailleurs, la stratégie intérieure repose sur quelques principes intangibles: la stabilité de l’ordre social, le consumérisme et l’expansion de l’accumulation capitaliste. Harvey illustre ses propos en retraçant et décortiquant les trois phases récentes de l’hégémonie américaine (1870-1945, 1945-1970, 1970-2000). Il spécule ensuite sur les options envisageables par les États-Unis d’Amérique pour maintenir leur hégémonie, notamment face à l’Union européenne et à la Chine.

3. - Le capital entravé

Au point de départ, l’auteur formule et explique sa théorie de l’aménagement spacio-temporel reposant «sur la tendance chronique, inhérente au capitalisme, à produire des crises de surcapitalisation». L’accumulation du capital est favorisée par certaines structures institutionnelles, dont la propriété privée. Ce contexte favorable est plus ou moins accentué selon les époques et les États concernés. C’est dans ces espaces différenciés, instables et inégalitaires que se développe l’activité capitaliste. Celle-ci vise le monopole ou l’oligopole. Harvey s’attarde ensuite aux interactions dynamiques entre les logiques politique et capitaliste, entre les régions et l’État central. Un schéma des circuits de la circulation du capital est expliqué avec de nombreux exemples. L’impérialisme, en réaction aux revendications populaires internes des métropoles, et le néolibéralisme, imposé aux pays plus fables, sont démasqués et dénoncés.

4. - Accumulation par dépossession

Harvey confronte les points de vue de plusieurs penseurs sur la théorie de la suraccumulation du capital qui génère l’impérialisme. À la prédation primitive, une nouvelle phase du capitalisme surgit au début du 20e siècle: «le système de crédit et le capital financier sont devenus des leviers majeurs de prédation, de fraude et de vol». Plusieurs exemples contemporains sont cités, tel l’ALENA. L’auteur présente ensuite l’historique du néolibéralisme, de la fin des années 1930 à nos jours, dans les sections «La privatisation: pierre angulaire de l’accumulation par dépossession» et «Les luttes à propos de l’accumulation par dépossession». Harvey distingue l’accumulation primitive de l’accumulation par dépossession. L’auteur compare les luttes pionnières du mouvement syndical (maintenant décalées) aux nouvelles luttes (éclatées) pratiquées par des mouvements sociaux. Il suggère des mesures de rapprochement entre ces deux formes de résistance à l’accumulation par dépossession.

5. - Du consentement à la coercition

La partie conclusive débute par cette assertion synthétique: «L’impérialisme capitaliste émerge d’une relation dialectique entre les logiques territoriales et capitalistes du pouvoir. Ces deux logiques sont distinctes et ne sont en aucune manière réductibles l’une à l’autre; elles sont cependant étroitement entrelacées. Chacune d’elle peut être analysée en fonction de l’autre, mais leurs résultats peuvent très substantiellement varier dans l’espace et dans le temps. Chacune de ces logiques est porteuse de contradictions que l’autre doit contenir. […] Par conséquent, on ne peut comprendre l’impérialisme sans d’abord se confronter à la théorie de l’État capitaliste dans toute sa diversité.» Harvey illustre ses propos en considérant le cas récent de l’impérialisme américain (néolibéral sous Clinton, puis néoconservateur sous Bush), plus spécifiquement la guerre contre l’Irak (commencée officiellement le 20 mars 2003). Dans l’ensemble de cette dernière partie, l’auteur spécule sur l’avenir prochain et émet plusieurs hypothèses sur le devenir des États-Unis d’Amérique et du monde.

Appréciation

David Harvey propose un cadre de réflexion susceptible d’être valable pour expliquer la complexité du monde sur une longue durée, depuis les origines du capitalisme jusqu’à ses métamorphoses contemporaines. Les lecteurs, compte tenu des événements récents, en cours, et des crises prévisibles, sauront possiblement apprécier cette grille d’analyse. À titre d’exemple, citons la Grande Récession (2008), la révolte populaire en Tunisie (2010), la crise de la dette publique de la Grèce (2010), la grève étudiante au Québec (2012), la révélation des écoutes électroniques par Edward Snowden (2013), le scandale de la manipulation des devises par les grandes banques (2013), les investissements chinois au Brésil (2015). Ajoutons les luttes autochtones, les manifestations répétées contre les politiques d’austérité, la militarisation des corps de police, les multiples restrictions aux libertés civiles, les accords de libre-échange (conclus et en négociation), les crises humanitaires sur plusieurs continents, les nombreuses guerres civiles et régionales, l’exploitation des sables bitumineux et le réchauffement climatique. À tous égards, relisons cette citation: Les enjeux actuels sont importants et nous avons besoin d’un débat ouvert pour comprendre où nous en sommes et comment nous pourrions aller de l’avant.

Référence

Harvey, David. - Le nouvel impérialisme. - Préface par Jean Batou. - Paris: Les Prairies ordinaires, 2010. - 246p. - (Penser/Croiser). - ISBN 978-2-35096-004-3. - BAnQ: 320.97309051 H3414n 2010. - [Citations: p. 21, 21, 23, 55, 113, 175, 213].

Lecture complémentaire

Tremblay-Pepin, Simon, dir. - Dépossession. Une histoire économique du Québec contemporain / Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). - Tome 1 - Les ressources. - Montréal: Lux Éditeur, 2015. - 325p. - ISBN 978-2-89596-187-1. - Bibliothèques de Montréal et BAnQ: 320.5109714 D422 2015. - [Dans son introduction, Simon Tremblay-Pepin (jeune chercheur à l’IRIS) indique que le terme Dépossession et l’expression accumulation par dépossession sont empruntés au livre Le nouvel impérialisme de David Harvey].

Sur la Toile

David Harvey et le matérialisme historico-géographique (CAIRN / Anne Clerval, Espaces et sociétés, 2011)
Accumulation par dépossession et luttes anticapitalistes: une perspective historique longue (Jean Batou, Contretemps, 9 février 2015)

Articles connexes

L’oligopole bancaire mondial (François Morin)
L’austérité au temps de l’abondance (Collectif)
Introduction au capital(Thomas Piketty)
Les concessions de Tientsin (Pierre Singaravélou)
La révolte des riches (Gabriel Nadeau-Dubois)
La fabrique de l’homme endetté (Maurizio Lazzarato)
Les milliardaires (Linda McQuaig et Neil Brooks)

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