17 septembre 2016

Le chef-d’œuvre de Roberto Arlt

LES SEPT FOUS

J’ai fini par poser les yeux sur Les sept fous après avoir franchi quatre seuils: la chronique journalistique éponyme par le même auteur; la Présentation par Jean-Marie Saint-Lu; la Préface par Julio Cortázar; l’Avant-propos par les traducteurs Isabelle et Antoine Berman. Aussi bien dire que je détenais les clés du roman avant même d’en commencer la lecture.

La chronique Les sept fous a été publiée dans le quotidien El Mundo, à Buenos Aires, le 27 novembre 1929. Elle illustre bien la verve et le style du célèbre écrivain argentin Roberto Arlt. La présentation du roman Les sept fous est introduite avec ingéniosité, le chroniqueur citant un de ses lecteurs soucieux de savoir si ça vaut la peine de l’acheter. Face à cette mentalité mercantile, Arlt décide de raconter gracieusement l’intrigue de son roman. Après cette mise en scène, l’auteur présente son livre sous quatre thèmes: le temps (trois jours) et les personnages (vingt, dont sept centraux); l'intrigue (simple); les aspects (psychologique, policier, fantaisiste); les actions et la vie intérieure des personnages. Enfin, la conclusion (synthèse, position de l’auteur, lectorat). Cette présentation succincte et organique du roman m’a incité à l’emprunter à la Grande Bibliothèque.

Dans sa présentation, Jean-Marie Saint-Lu compare cette œuvre de Roberto Arlt (1900-1942) à des œuvres de Jorge Luis Borges (1899-1986), Ricardo Güiraldes (1886-1927), Juan Carlos Onetti (1909-1994) et Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881). Il situe aussi le vocabulaire, le style d’écriture, les thématiques et les personnages d’Arlt dans le contexte social des années 1920 en Argentine.

Dans sa préface écrite en 1981, sous la dictature militaire, Julio Cortázar explique les traits caractéristiques et la portée sociale de l’écriture de son singulier concitoyen: «Le chef-d’œuvre de Roberto Arlt est un roman en deux parties: Les sept fous et Les lance-flammes. […] Les personnages, cliniquement fous ou délirants, assument collectivement leur destin de boucs émissaires d’une société corrompue que Arlt attaque avec une férocité qui n’épargne aucune classe sociale, aucune profession, aucun idéal.»

Dans leur avant-propos, les traducteurs Isabelle et Antoine Berman abordent la difficulté de traduire Les sept fous tout en formulant une critique envers l’écriture originale de Roberto Arlt: «Au risque de parfois choquer le lecteur, nous avons inflexiblement maintenu, sans craindre de forcer le français, le système des images, des associations, des dérives verbales qui est le cœur de l’écriture de Arlt.»

Après avoir parcouru ces préliminaires, j’ai lu Les sept fous. À plusieurs égards, un livre prémonitoire. Citons quelques exemples: la quête d’un sens de la vie, les crises d’angoisse, les considérations sur la propagande et l’instauration d’une dictature, l’exploitation des démunis, le sentiment de l’absurde, la vénalité des politiciens, les projets d’attentats terroristes, l’utilisation des gaz asphyxiants, l’endoctrinement des jeunes, le train aveugle vers l’inconnu, etc. Un livre d’une très grande actualité. Signalons aussi les nombreuses intrusions du narrateur (commentateur, mémorialiste, chroniqueur) dans le cours du récit. Les chapitres sont titrés et très courts. Ils ne sont pas numérotés et le livre ne contient pas de table des matières.

LES LANCE-FLAMMES

Suite à ma lecture du roman Les sept fous, j’ai emprunté Les lance-flammes. J’ai lu ce livre après avoir franchi deux nouveaux seuils, deux écrits de Roberto Arlt: la chronique journalistique Comment écrit-on un roman publiée dans le quotidien El Mundo, à Buenos Aires, le 14 octobre 1931; la préface du roman intitulée Paroles d’auteur.

À l’image de sa chronique sur Les sept fous, celle sur Les lance-flammes débute par une anecdote. Puis Arlt compare deux types d’écrivains, ceux qui sont méthodiques et ceux qui sont intuitifs. Se classant résolument dans cette seconde catégorie, Arlt explique ensuite son processus littéraire, plus précisément le travail des ciseaux. Il conclut son bref exposé par cette remarque concernant les auteurs, méthodiques ou désordonnés: «La seule chose qu’on est en droit d’exiger de sa personne, c’est de ne pas nous ennoyer.»

Dans ses brèves Paroles d’auteur, Arlt exprime d’abord sa satisfaction: «Avec Les lance-flammes prend fin le roman Les sept fous. Je suis content d’avoir eu la volonté de travailler, dans des conditions assez défavorables, pour terminer une œuvre qui exigeait solitude et recueillement.» Ensuite, il répond aux critiques décriant son style. Enfin, il conclut son plaidoyer sur un ton résolument confiant envers la littérature argentine: «L’avenir est triomphalement à nous.»

Aux thèmes déjà signalés pour Les sept fous, ajoutons ceux-ci: la solitude, l’angoisse, la haine, l’ennui, la souffrance et la tristesse. Dans l’un et l’autre des romans, la ville de Buenos Aires en construction / déconstruction est décrite avec minutie et moult figures de style. À la limite, le lecteur pourrait parcourir ces récits en s’attardant uniquement à cette description exemplaire.

CONCLUSION

La postface (2009) par Ricardo Piglia, dans les Dernières nouvelles de Buenos Aires, porte d’abord sur le rejet du style de Roberto Arlt par ses contemporains: « Il est difficile de trouver dans l’histoire de notre littérature un exemple plus clair d’incompréhension et d’aveuglement.» Dans un deuxième temps, Piglia analyse les traits marquants et la portée des chroniques journalistiques de Roberto Arlt.

Après avoir évoqué l’étude remarquable des œuvres Les sept fous et Les lance-flammes par Rose Corral, dans El obsesivo circular de la ficción (1992), Piglia conclu ainsi son exposé: «Innovant et surprenant, ce livre permet de fixer la vision, toujours actuelle et toujours renouvelée, avec laquelle Roberto Arlt a transformé notre perception du réel.»

Références

Arlt, Roberto. - Les sept fous. - Traduit par Isabelle et Antoine Berman. - Présentation par Jean-Marie Saint-Lu. Préface par Julio Cortázar (traduite par Annie Morvan). Avant-propos des traducteurs. - Paris: Seuil, 1994 © 1929. - x (ii), 290p. - (Roman, n° R634). - ISBN 2-02-015946-5. - [Citations, p 11, 16]. - BAnQ: Arlt A725s.

Arlt, Roberto. - Les lance-flammes. - Traduit par Lucien Mercier. - Paris: Belfond, 2011 © 1931. - 374p. - ISBN 978-2-7144-5023-4. - [Citations, p. 7]. - BAnQ: Arlt A725L.

Arlt, Roberto. - Dernières nouvelles de Buenos Aires. - Présenté et traduit par Antonia Garcia Castro, avec une postface de Ricardo Piglia. - Paris: Asphalte, 2015 © 1928-1942. - 196p. - ISBN 978-2-91867-57-2. - [Chroniques Les sept fous, p. 65-68, et Comment écrit-on un roman, p. 69-72]. - [Citations, p. 72, 188, 192]. - BAnQ: 800 A.

Carte

1936 - Ville et environs de Buenos Aires - Nuevo plano de la ciudad de Buenos Aires. Guia Peuser del viajero / J. Peuser (Buenos Aires). - Source: Gallica / Bibliothèque nationale de France (BnF)

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